Adolescents : interdépendance entre relation au temps et à la musique
Tomas Legon est chercheur en sociologie. Il a fait sa thèse à l’EHESS (école des hautes-études en sciences sociales) à Paris, au début des années 2010, sur la manière dont les lycéens français en général (entre 14 et 19 ans) se construisaient un avis sur des musiques et des films avant d’en faire l’expérience ; autrement dit, il s’est intéressé à la construction d’avis a priori en musique et en cinéma.
L’essentiel de ce que je vais aborder sera issu de mon travail de thèse. Avant de commencer à parler des résultats, j’aimerais faire un deal avec vous sur ce qui est censé se passer. La première source de déception que je vous annonce est d’attendre de mon travail que je vous donne une sorte de « guide de l'adolescent » du type : « les adolescents sont comme ça » ou « la génération Z serait comme ça, donc il faut leur parler comme ça, il faut travailler avec eux de cette manière »... mais ce ne sera pas du tout le cas ! Il n’y a pas de mode d’emploi d’adolescent comme il n’y pas de mode d’emploi de professeur de musique. Voyez-le plutôt comme une manière, un moyen, un outil intellectuel pour déconstruire des croyances, des impressions, qui viennent du fait que votre connaissance du terrain - qui est réelle - est « située ». En effet, ce que vous connaissez des adolescents - par exemple, ceux qui fréquentaient les établissements dans lesquels vous avez enseigné, dans un endroit spécifique, et peut-être aussi potentiellement ceux de votre entourage familial et amical - ne résume pas forcément de ce qu’on appellerait « l’adolescence ». La plus-value de mon travail est de donner un point de vue non situé. Je vais essayer de vous amener à comparer des situations que vous avez de « l’expé-rience ordinaire » avec des connaissances plus théoriques et générales. Ce faisant, cela peut produire une certaine violence et je suis sûr que vous avez déjà potentiellement expérimenté - si vous avez étudié la sociologie ou les sciences en général - ce qu’on appelle un processus de désenchantement du monde, a fortiori sur un objet comme la musique ou l’art : le fait d’évacuer une dimension qui peut sembler magique voire presque sacrée, pour la remplacer par des mécanismes que l’on peut considérer comme froids, logiques, rationnels. Donc, encore une fois, ne le voyez pas comme une manière d'avoir un rapport violent, critique ou brutal à ce que vous faites, c’est le processus scientifique que l’on pratique depuis plus d’un siècle. Je vais également nous amener à réfléchir ensemble sur un phénomène qui m’intéresse dans les rencontres comme celle-là : « quel est l’objectif de quelqu’un qui veut transformer autrui ? »
Quelles sont les pratiques musicales des adolescents ?
Comme pour celles de tout le monde, les pratiques musicales des adolescents peuvent être divisées en trois aspects, pour lesquels on peut constater des facettes spécifiques, qui ne seraient pas les mêmes pour les uns et les autres :
- pratiques effectives (faire ou ne pas faire quelque chose, de manière comptable),
- avoir des goûts ou des dégouts pour des registres (cela peut être l’un des objectifs en tant qu’enseignant de donner potentiellement un goût pour un registre ou d’enlever des dégoûts pour d'autres registres),
- les rapports à la musique (partie plus complexe, la seule sur laquelle je vais détailler mon savoir sociologique), qui peuvent s’actualiser dans tous les registres musicaux, sont centraux et très vites oubliés (car on a l’impression que c’est le registre en lui-même qui est important alors qu’en fait, ce sont les rapports à la musique).
Les rapports à la musique peuvent être détaillés en quatre aspects, qui définissent toutes les manières qu’on aurait de découvrir les musiques :
- toutes les manières de découvrir une musique : « par quels canaux, vers qui je me suis tourné éventuel-lement pour savoir qu’elle existait »,
- toutes les manières de catégoriser une musique (mots utilisés pour ranger ensemble une série de sons et pour les distinguer d’autres sons),
- toute les manières de consommer la musique (supports, contextes, formats à travers lesquels on va l’écouter),
- toutes les manières qu’on va avoir d’évaluer les qualités de la musique : sur quelles aspérités de la matière sonore (et pas que) on va s’attarder pour estimer une musique ou un artiste ; d’ailleurs, cela fonctionnera sur tous les registres de la musique !
Florence Eloy, dans son livre sur l’enseignement musical édité en 2015, s’intéresse à l’évolution des programmes : l’essentiel de l’enseignement musical est passé de la pratique effective - c’est-à-dire de s’assurer que les jeunes écoutent et jouent de la musique - à une situation où l’on sait très bien ce qu’ils écoutent et où l’on essaye de développer leurs goûts, et de les ouvrir à d'autres. Dans les programmes les plus récents, les objectifs se concentrent sur les rapports à la musique, le but n’étant pas forcément de leur faire aimer la « grande musique » mais de leur donner ce que Florence Eloy appelle un « savoir écouter » ; cela passe par une manière spécifique de découvrir, de catégoriser, de consommer et d’évaluer la musique.
Ces rapports à la musique sont encastrés dans des rapports au temps spécifiques, avec un passé, un présent et un futur. Nous aussi, en tant que musiciens, nous avons des préférences et des croyances sur le fait que certains rapports à la musique sont meilleurs que d’autres, qu’ils donnent une expérience plus satis-faisante de la musique et que tout le monde les a.
Quand j’ai étudié pour savoir comment ils construi-saient leurs avis a priori (comment ils faisaient pour se dire : « est-ce que cette musique a l’air de m’intéresser, d’être bien ou pas, est ce que j’ai envie de l’écouter ou pas ? »), j’avais une sorte de chaîne temporelle dans les cases bleues (cf. ensemble des diagrammes et schémas à retrouver sur le site de l'APÉMu) que je pouvais remobiliser et qui était mon guide pour les entretiens.
Se construire un avis a priori permet de se tourner vers une expérience musicale satisfaisante en visant :
un plaisir musical futur (émotionnel lié à la matière musicale),
un plaisir avec les copains, où on se dit : « ah, ça va être super pour « triper » ou danser avec les potes ! »,
une fierté de soi parce qu’ « on a l’impression qu’on fait quelque chose d’exigeant en écoutant quelque chose de difficile : c’est un peu aride, on s’ennuie un peu mais on se dit, ah, quand même ! »
Le plaisir est donc très large et dans tous les cas, la construction d’un avis a priori se fait en ce sens : essayer de trouver dans la matière musicale, qu’on ne connaît pas encore, un plaisir musical futur.
Et pour ce faire, il faut utiliser dans le temps présent les indices sur une musique qu’on ne connait pas encore : qui en parle ? qu’est ce qu’on en dit ? comment cela a été catégorisé ? à quel niveau on en parle ?
Je vais détailler toute une série d’indices qui donnent du sens à l'écoute de certaines musiques, pour lesquelles il faut remobiliser des expériences passées qui ont été plus ou moins satisfaisantes, pour chercher des expériences futures.
En tant que professeurs, vous participez à la chaîne du temps pour l’expérience musicale des adolescents, parce que vous vous adressez à des individus qui ont déjà des expériences passées plus ou moins satisfaisantes. Vous êtes leur contexte présent en leur prescrivant des expériences futures, en souhaitant très fort qu’ils aient un a priori positif sur cette musique-là, et qu’ils en aient une expérience satisfaisante.
Ce qui va distinguer un plaisir d'un certain dégoût vient du fait qu’ils sont pris dans un cycle de vie qu’on appelle « adolescence ». Ils ont une certaine perception d’eux-mêmes : « j’ai 17 ans et je me vois comme un adolescent, du coup, je n’ai pas forcément les mêmes idées sur ce que je pense être une musique qui va me plaire. »
À chaque fois, il faudra faire le lien entre :
au moment présent, « qui » l’ado pense être,
qui il pensait être avant (souvent on verra que ce que les lycéens disent d’eux du collège n’est pas forcément positif)
comment il en tire des indices pour avoir des expériences musicales satisfaisantes.
Pendant leur adolescence, le système scolaire amène les jeunes à subir des changements statutaires réguliers : la chaîne du temps va beaucoup plus vite pour eux que pour les adultes. Chaque année, ils changent de classe, c’est comme une évolution de soi. Au lycée, ils changent de bahut, de copains… ce sont des choses qui continuent tout au long de la vie.
Cependant, à partir d’un certain âge, on se fait l’idée que ça ne se fait plus. On se dit : « plus tard, j’aimerais être quelqu’un d’autre », même si on pense à des choses inaccessibles. Et puis, on se rend compte, un jour, qu'on est effectivement devenu quelqu’un d'autre.
Je voudrais faire une remarque sur les diagrammes statistiques qui vont être évoqués : quand je parle des milieux populaires ou des catégories moyennes, il faut moins l’entendre sous l’angle économique que culturel. J’utilise le diplôme, mais ce n’est qu’un indice. Cela ne veut pas dire que les parents sont plus diplômés ou plus intelligents que d’autres. Plus les enfants viennent d’un milieu populaire et plus ils se définissent comme des adolescents sans ambiguïté. Cette perception de soi de n’être « qu’un adolescent » tend à s’estomper dès qu’on monte l’échelle des diplômes. Le rapport au temps se construit socialement, et on n’a pas la même vision de soi au moment présent, et de qui on sera dans le futur.
Quels rapports à la musique cultivent les adolescents ?
Je vais maintenant détailler différents rapports à la musique que nous cultivons et comment cela s’actualise dans les paroles des adolescents. Pour chaque item, il y aurait :
- un rapport fonctionnel à la musique qu’on pourrait dire éthico-pratique, qui cherche une pratique fonctionnelle ou une dimension morale (en jaune) ;
- un rapport esthétique ou formel à la musique (en bleu).
Le rapport esthétique/formel à la musique est rare chez l’ensemble des auditeurs - les adolescents comme les adultes. Il est très nettement corrélé au capital culturel, au fait qu’on ait grandi dans une famille qui est restée longtemps à l’école, qui a une pratique culturelle, et lorsque, soi-même, on a accumulé du capital culturel en allant dans des filières scolaires proches des humanités, en restant longtemps à l’école, en étant entouré d’amis qui ont une pratique culturelle, etc. Plus on conjugue ces critères, plus on a la croyance que le rapport esthétique / formel à la musique est le rapport qui va le plus donner une satisfaction musicale.
En blanc, c’est le milieu du continuum, dans lequel on trouvera tous les adolescents. Si l’on compare, on aurait plus de filles du côté bleu et plus de garçons du côté jaune.
Dans les manières d’évaluer, lorsque l'on s’intéresse aux rapports fonctionnels de la musique, cela signifie qu'on est attentif à l'efficacité plus ou moins grande d'une musique à remplir des fonctions (par exemple : faire danser, mettre l’ambiance, apprendre une bonne morale, mieux construire une relation amoureuse, supporter une rupture…). C’est une fonction essentiellement corporelle (le corps va dire si ça donne envie de dormir, pleurer, danser) : le corps devient l’outil de mesure de la qualité de la musique. Or, une musique va, d’une certaine manière, résonner différemment dans le corps de chacun mais l’agrégation d’un grand nombre d’individus en fera un gage de qualité.
À l’opposé, on va être attentif à la forme de la musique, à la plus ou moins grande réussite d’un artiste par rapport aux formes existantes, par rapport à l’histoire de l’art : est-ce que c’est bien fait, est-ce que c’est bien composé, bien joué, est-ce que ça sonne bien ? La musique, elle, n’a plus d’autre fonction que d’être elle-même : qui l’a faite, est-elle bien faite, voire géniale ? Le corps n’est alors plus l'outil de mesure : on analyse la partition, de manière objective, avec des critères musicologiques : instrumentarium, timbre, justesse… L’analyse musicologique est évidemment la pointe la plus haute, celle que personne n'atteint dans la vraie vie à part vous, enseignants de musique !
→ Témoignage de Josselin et François
On voit dans le rapport qu’ils ont d’eux-mêmes - « avant on n’entendait rien », « ne pas entendre la basse » - qu'il devient un rapport formel - « maintenant, j’y arrive » (comme dans le goût d’un plat dans lequel on parviendrait à distinguer deux aliments différents). On observe ici l'apprentissage d’un rapport esthétique dans la relation au temps : d’une version antérieure considérée comme moins bonne à une version actuelle, meilleure, et on utilise cela comme un indice différent pour se tourner vers des expériences musicales plus satisfaisantes.
Voici un autre exemple qui montre de quelle manière s’imbriquent les rapports à la culture et au temps, et comment l’école peut intervenir dans la manière d’évaluer. Il concerne le cinéma : une jeune fille découvre Shining dans le cadre de « Lycéens au cinéma ». Je lui fais lire un fascicule sur le générique.
→ Témoignage de Maéva.
L’intérêt vient de sa manière d’être encore dans l’action, de dire encore ce que le film raconte plutôt que comment ça le raconte. Elle vient contredire la croyance selon laquelle le fait de pouvoir évaluer les films dans un rapport formel ou esthétique au cinéma pourrait être un horizon souhaitable. Cela prend forme dans son entourage, grâce à sa professeur de français ; cependant, pour l’instant, elle ne se voit pas adopter ce mode de pensée, mais l’envisage peut-être dans l'avenir. Elle assume pleinement que l’adolescence soit vue comme un moment d’irresponsabilité mais se dit qu'un jour, ce genre de qualité cinématographique pourrait lui donner du plaisir.
Quelles sont les manières de découvrir la musique ?
Comment et vers qui l’on se tourne pour explorer ? Autrement dit, comment alimenter la mécanique ponctuelle des nouveaux venus à de nouveaux contenus ?
Si l’on considère que chacun a ses propres goûts mais qu’en réalité, il n’existe pas de personne plus capable que soi de distinguer une bonne musique d’une autre, le fait qu’un grand nombre d’individus s’accorde sur la même musique est un indice crédible de sa qualité. Ainsi, nous pouvons considérer que les « youtubeurs » sont experts des musiques qui vont plaire à un grand nombre d’individus. Ne le voyez pas comme une forme d’instinct grégaire des adolescents puisque, en réalité, le monde culturel s’organise très largement autour d’une logique de best-sellers : une toute petite partie de l’offre s’accapare l’essentiel de la valeur ; or, plus elle s’en accapare, plus son « crédit » grossit, c’est exponentiel. Et cette logique s'applique chez un grand nombre d’auditeurs.
Tournons-nous vers des gens qui diffusent des hits : c’est-à-dire des diffuseurs de musiques dites fonctionnelles, par exemple les boîtes de nuit. De fait, elles sont le lieu idéal pour découvrir des musiques très populaires.
À l’inverse, on va noter chez un adolescent qui croit le plus dans ce rapport temps réel / esthétique de la musique, que ça vaut le coup de se tourner vers des personnes très précises qu’ils peuvent nommer - des personnes ressources -, qui s’y connaissent mieux que d’autres, à qui on fait le plus confiance, pour distinguer une musique bien faite d’une musique mal faite.
Ces personnes peuvent également être un professeur. Le plus souvent, ce sont des amis proches, ou des gens qu’on ne connait pas, mais qu'on estime être des experts de l’excellence artistique : des journalistes spécifiques issus de médias spécialisés, auxquels on fait confiance parce qu’ils sont capables d’argumenter avec objectivité sur la qualité musicale. Ils peuvent aussi être d’autres artistes, dont l'avis compte parce qu’ils sont artistes, ou encore des jurys, par exemple ceux du festival de Cannes. Regarder les films qui ont été primés au festival de Cannes revient à dire : « je fais confiance au jury pour distinguer les films qui sont mieux faits que d’autres » et j’y vais en disant : « sans doute, ces films m’apporteront une satisfaction plus importante que d’autres. Si on ne croit pas que des individus sont plus capables que d’autres de reconnaître une forme de qualité, alors ceci n’a aucun sens. »
Ainsi, les institutions qui diffusent la musique, le cinéma, etc. au public fonctionnent sur ce modèle-la. En réalité, le programmateur d’une salle dit, d’une certaine manière : « faites-moi confiance, parmi toutes les offres musicales, je suis capable de reconnaître celles qui sont bien de celles qui ne sont pas bien, et je vais garder toutes celles qui sont bien pour vous garantir un super spectacle ! ». Alors que le patron du Zénith dit : « je loue la salle à des gens qui sont capables de la remplir ». On peut aussi considérer qu’une radio comme NRJ fait écouter des valeurs sûres et éprouvées.
Je reviens à François et Josselin : ils disent que ce qui passe à la radio est nul. Ils trouvent que si c’est massivement diffusé, cela n'a pas d’intérêt.
→ Témoignage de Josselin et François
Pour ceux qui, comme eux, estiment qu’ils ont vécu une amélioration d’eux-mêmes, ils vont, en tant qu’auditeurs, se tourner vers des gens qui sont capables de discerner, dans la forme musicale, ce qui est bien joué de ce qui est mal joué, des gens qui s’y connaissent, à qui l’on peut faire confiance.
En suivant des canaux fiables, des prescripteurs dynamiques - qui inscrivent Muse dans une catégorie musicale comme le rock progressif - suffisent à susciter leur curiosité. En revanche, le fait que Muse passe à la radio n’est plus du tout leur problème.
→ Témoignage de Louisa
Louisa écoute Radio Nova pour chercher des artistes originaux, des artistes qui ne sont pas connus. Elle aime bien qu’un media lui fasse découvrir des choses qui ne passent pas ailleurs, alors que si on a une logique d’excellence démocratique, cette recherche-là paraît complètement absurde... Elle, en revanche, se dit plutôt : « si personne n’en parle, ça peut m’intéresser. » Elle est dans la logique suivante : « je fais confiance à un média qui va vers l’inconnu ; or, NRJ qui passe pourtant le même registre que celui que j’aime - l’électro - , ne m’intéresse pas pour organiser mes expériences culturelles. »
→ Témoignage d’Émilie
Le risque est d’interpréter l’attitude d’Émilie comme socialement grégaire, autrement dit : « je fais comme les copains. » Or, elle a déjà observé, dans le passé, qu’elle avait vécu des expériences musicales tout à fait satisfaisantes en se tournant vers les succès populaires. Donc, son choix reflète une organisation parfaitement logique : dans l’océan de tous les titres disponibles sur internet, elle ne peut pas tout tester, or le critère populaire l’aide à gagner du temps pour sélectionner des musiques qui lui plairont très probablement !
C’est ici la logique du compteur qui devient intéressante. Comme dit Karim : « on est sur Youtube et on regarde des vidéos avec pleins de vues, car s’il y a plein de vues, c’est que le mec est connu et que c’est déjà un classique, il l’a prouvé. »
Essayez d’imaginer le terme musique « classique » dans un autre sens que celui utilisé en histoire de l’art ! Il correspondrait au fait d’avoir du succès, d’être le canon d’un genre par le succès populaire. Pour ceux qui ont ce rapport-là à la musique, les succès populaires de la génération de leurs parents peuvent être considérés comme de la musique classique, au sens de « canon de la musique populaire ». Le compteur devient une épreuve.
Je me bats régulièrement contre la croyance selon laquelle l’entrée dans l’ère numérique est une révolu-tion de la connaissance, dans le sens où, tout se passant sur internet, si internet en parle, cela devient intéressant. En fait, il n’y a pas d’effet magique du numérique : si internet parle d'une musique, si elle passe sur les réseaux, alors on croit que tout le monde l’écoute. En vérité, les rapports à la culture que je suis en train de détailler vont organiser les usages d’internet et les outils de découverte sur internet comme elles les organisaient dans le monde d’avant le numérique et organisent le vôtre également !
→ Témoignage de Virgile
Virgile n’écoute pas la radio : il trouve que « c’est un peu Claude François et tout ça ». Il critique les goûts de sa copine Mathilde, qui écoute du « rock trop actuel ». Les groupes de rock préférés de Virgile correspondent aux canons du rock, c’est-à-dire à des groupes légitimés par les institutions, tels que les Beatles ou Pink Floyd. En fait, ces groupes-là ne passent plus dans les radios dites commerciales et ils font même l'objet d’expositions !
Comment catégorise-t-on les musiques ?
Dans un questionnaire adressé à un peu moins de mille lycéens, j’avais demandé quel genre de musique ils appréciaient et, lorsqu’ils aimaient bien un genre de musique, qu’ils choisissent les deux artistes qu'ils préféraient dans une liste que j'avais établie en regroupant les artistes en fonction de leur(s) diffuseur(s). Le résultat de cette enquête avait fait émerger les « classiques » tels que ceux que je viens de citer, dont la diffusion est prise en charge par les institutions ; or, j’ai pu observer que, quand la mère du répondant était diplômée au delà du bac, les amateurs de rock se tournaient davantage vers ces « classiques ».
En revanche, on observe que moins la mère du répondant est diplômée, plus il a tendance à choisir des artistes qui sont diffusés dans les médias tournés vers les adolescents ou vers le grand public : par exemple, NRJ ou le magazine Rock One - un type de magazine de stars comme pouvait l’être Fan de.
Le rapport dans le temps de la musique nous montre que retourner dans le passé pour une partie des adolescents qui viennent des milieux supérieurs est beaucoup moins problématique que pour les adoles-cents de milieux populaires, qui se voient comme de « vrais » adolescents, et qui se tournent vers des sources de découvertes qui concernent explicitement les adolescents. Virgile dit d’ailleurs : « je ne peux pas faire confiance à Mathilde pour découvrir une musique » ; a fortiori parce qu’elle est une fille et que les filles n’ont à peu près aucun pouvoir prescriptif en musique à l’adolescence, y compris pour les autres filles !
Tous ces éléments sont des manières de catégoriser, afin d'essayer de trouver des mots pour désigner une partie de la musique. Pour catégoriser les musiques, on peut s’interroger sur leurs fonctions : est-ce une musique pour danser, pour dormir ? Si vous allez sur Deezer, vous découvrez toute une série de playlists qui sont des playlists d’humeur. On a regroupé ensemble des matières musicales qui semblent être appelées à la même fonction : par exemple, des musiques pour faire de la gym, celles pour dormir ou celles pour travailler. On catégorise des musiques fonctionnelles.
Il existe des manières de catégoriser les musiques qui sont liées à leur temporalité de diffusion : des musiques d’aujourd’hui, des musiques « à l’ancienne », etc. Cette manière de catégoriser mélange potentiellement toutes les esthétiques.
Par ailleurs, une autre catégorisation existe : plus on croit que le rapport formel et esthétique à la musique est le rapport qui va amener des satisfactions musicales, plus on va avoir la logique qui consiste à mémoriser, capitaliser, cumuler et mettre en lien des noms d’artistes, des noms d’œuvres, des noms de techniciens - par exemple, qui est l’ingénieur du son de tel disque, qui est le musicien qui joue de la basse dans tel album - des noms d’interprètes - surtout dans la musique classique, car il ne s’agit plus uniquement de dire qui a composé l’œuvre, mais qui dirige quel orchestre à quel endroit. Cette méthode est celle que vous utilisez dans votre travail ! Quand on parle d’une poésie, d’un livre, d’un film, on ne le fait jamais en le détachant du nom de l’artiste qui en est responsable et de la date à laquelle l’œuvre a été créée - on la situe dans l’histoire de l’art -, voire même de toute une série d’autres noms auxquels on va l’accoler. Pourtant, même pour vous, professeurs d’éducation musicale, il y a des situations où vous n’adoptez pas cette attitude.
[Tomas demande à l’auditoire :] « Qui pourrait par exemple fredonner parmi vous la Lambada ? Qui a composé la Lambada ? Qui a interprété la Lambada ? [Une personne répond : ] « Kaoma ».
Comment est-il possible que tout le monde connaisse une musique sans connaître l’artiste qui l’a créée ? Peut-être vous moquez-vous de savoir qui a écrit la Lambada ? Parce que s’attacher à mémoriser le nom d’un artiste revient à se dire, par exemple : « je crois que cet artiste est capable d’imprimer une forme musicale particulière ; s’il m’a plu, j’ai envie de me tourner vers le reste de sa production pour découvrir sa pâte artistique. » En ce qui concerne Kaoma, vous ne vous êtes sans doute pas fait cette réflexion, mais plutôt : « cette musique est super pour se réunir l’été et pour danser ensemble. » On voit bien à quel point Kaoma a composé une musique efficace pour remplir une fonction particulière, mais pour laquelle peu nous importe de savoir qui l’a composée.
Et pourtant il y a des artistes plus ou moins efficaces à remplir des fonctions : par exemple, est-ce que vous voyez qui est Max Martin ? [Réponse négative du public]. Max Martin a composé des tubes allant de NSYNC à Taylor Swift ou Katy Perry... Cette personne-là est vraisemblablement très forte pour composer des musiques efficaces, puisqu’elle a réussi à avoir une trentaine de numéros 1 au box office.
On voit bien comme le fait de croire que le rapport formel est un rapport satisfaisant nous pousse à être attentif à des noms, les mémoriser, les capitaliser, etc. Moins on a cette croyance, moins on comprend l’intérêt de mémoriser les noms. Par contre, on peut se dire : « ah, j’aimerais bien mémoriser ces noms, mais je n’y arrive pas, pour l’instant ! ». J’ai rencontré de nombreux lycéens qui voulaient bien croire que ce rapport est un rapport satisfaisant mais qui n’arrivaient pas encore à mémoriser les noms, ni des films, ni des artistes, mais, en fait ils me / se racontaient des histoires !
Dans le cas du cinéma, je leur demandais s’ils regardaient le nom des acteurs ou des réalisateurs avant d’aller voir un film.
Là-encore, sur les diagrammes statistiques, on constate typiquement dans le cas des réalisateurs - qui sont moins connus que les acteurs - comme une belle marche d’escalier sépare les répondants, suivant leur niveau social : plus on vient d’une classe sociale supérieure, plus on a de chance d’être attentif à l'identité du réalisateur avant d’aller voir un film. Évidemment, si on dit : « c’est un film de Tarantino », ce n’est pas du tout la même chose que de dire : « c’est un film avec des flingues ».
→ Témoignage d’Emma
Emma aime l’électro et catégorise les artistes selon leur côté fonctionnel, puis plus ou moins esthétique : la musique qu’elle écoute pour écouter, celle « mini-maliste », qui se détache de la fonction qu’on lui a attribuée à l’origine, puis des musiques fonctionnelles, faites pour danser. Emma révèle comment, à l’intérieur d’un même genre qu’est l’électro, elle va préférer les catégories les plus esthétiques. Au cours des entretiens avec elle, j’ai pu me rendre compte combien elle était prise dans ce qu’on pourrait appeler une dimension très réflexive de sa carrière d’auditrice. Elle avait une conscience assez nette qu’elle était en train de changer et qu’elle avait du mal à aller vers l’horizon souhaitable qu’elle voyait, qui, en fait, était celui de son grand frère et de sa mère, qui entretenaient un rapport plutôt esthétique et savant à la musique. Elle exprime qu’elle est en train d’apprendre les termes pour bien catégoriser la musique – ce que vous faites à l’école ! - et le fait qu’elle veuille se tourner vers son horizon souhaitable montre qu’elle a un rapport au temps qui n’est pas le même qu’un autre jeune qui dirait : « je suis très content comme je suis maintenant. » La transformation musicale, que vous proposez en tant que professeurs de musique, ne va pas être reçue de la même manière par tous. Vous pouvez être face à des élèves qui souhaiteraient accomplir le changement que vous leur proposez, sans qu’ils y parviennent pour le moment, parce qu’ils sont pris dans un contexte présent, un cycle de vie, qui rend cette transformation impossible.
→ Témoignage de Franck
Avec Franck, on comprend les catégories fonc-tionnelles ; la techno est une catégorisation, un genre qu’on pourrait dire « esthétique ». Un genre musical va se définir par sa forme ; par exemple, si j’évoque le rap, vous allez plutôt imaginer un chant scandé qu’un chant chanté, puis éventuellement un mix réalisé par des machines plutôt qu’avec une formation acoustique, etc. : vous allez parvenir à une série de caractéristiques formelles. Pour la techno, vous allez imaginer un beat régulier, une grosse caisse synthétique. Sauf que, dans la tête des jeunes, c’est loin d’être aussi simple ! C’est pourquoi je demande à Franck de détailler ces catégories :
- « C’est quoi pour toi la techno ? »
- « Ben, techno, dance, enfin dance floor, enfin tout ce qui est tube du moment. »
On voit comme on a dérivé du genre esthétique à « dance floor, c’est fait pour danser » c’est-à-dire une catégorie basée sur les tubes du moment.
- « Qu’est ce que t’as en ce moment ? » Il me montre l’écran de son téléphone sur lequel je vois une « playlist déprime ».
- « Bon là, c’est quand ça va pas. Sinon, j’ai une playlist normale... ».
- « C’est quoi ta playlist normale ? »
- « Ben, c’est un petit peu tout ce que je ne sais pas trop classer... On a du Lady Gaga, Les Enfoirés... donc ça pourrait être classé dans un petit peu techno… »
- « Qu’est-ce que t’entends par normal ? »
- « C’est... Pff, quand je classe, je sais pas tellement où les mettre. »
C’est un fait très courant. Il y a des artistes qui sont au sommet de la popularité, et qui appartiennent à la musique pop, au sens très large ; mais très peu de gens savent les ranger dans des genres dit esthétiques, parce que leur popularité surpasse ces catégories. Johnny Hallyday a moins marqué par les genres qu’il a abordés dans sa vie que par le fait qu’il ait toujours été au sommet de la popularité : il a fait du yéyé, du blues, du rock, du hard rock, de la chanson... Finalement, il a fait de la « variété » et la « variété » caractérise un genre musical populaire chanté en français. Quand Franck dit « normal » pour classer tous ces artistes, il ignore ces genres.
Il vit dans un internat où il n’est qu’avec d’autres garçons qui préparent un bac pro plutôt manuel. Or, tous ses camarades ont les mêmes musiques sur leur téléphone ou mp3 : ils écoutent tout ce qui a du succès. Peu importe ce qu’est cette musique, l’idée est de pouvoir en parler avec tout le monde, pour être « normal ». Cette catégorisation dépasse largement les distinctions esthétiques.
→ Témoignage de Noé
Noé est un garçon qui a créé une webradio. D’autres jeunes montent des fanzines, des radios pour défendre leur point de vue musical en disant : « j’ai envie de faire découvrir des musiques pas connues que je trouve trop bien », mais Noé, lui, ne partage pas du tout cette idée : il veut diffuser des musiques du top 40, c’est-à-dire les plus populaires.
On voit ici le lien entre une manière de découvrir, via des radios, qui devient une manière de catégoriser ce qui intéresse, et qui acquiert un potentiel de musique populaire. On comprend ici à quel point le contenu musical n’est pas une limite à l’accès de la musique, ce qui est une bonne nouvelle ! On a l’impression que tout est possible avec tout, et que ce sont les croyances dans les manières de découvrir et de catégoriser, qui seraient des freins ; c’est-à-dire que si Noé découvre du métal classé « hit » par une radio, il peut tout à fait aimer une musique qu’il détestait avant !
Conclusions
Ainsi, on définit des supports et des formats plutôt fonctionnels et des supports plutôt esthétiques. Le support ou le contexte esthétique correspond à ce que vous, professeurs de musique, essayez de créer dans vos cours : une situation d’écoute dite contemplative, dans laquelle on va se concentrer sur la musique elle-même pour elle-même. On est ainsi amené à distinguer cette musique : on l’extrait de la vie ordinaire, c’est-à-dire qu’on interrompt ce qu’on fait dans la vie ordinaire pour installer la musique dans un dispositif scénique mental. Ce n’est ni la vie ordinaire, ni la fosse, c’est autre chose. Pourtant, dans de nombreuses situations, la musique est encastrée dans la vie ordinaire ; elle passe dans les haut-parleurs du supermarché, dans des moments où l’on discute avec les gens, etc.
De ce point de vue, le vinyle est un très bon exemple d’un rapport sans fonction, puisqu’il n’est pas du tout pratique ! Il faut acheter un disque spécifique qui est très grand et qu’on ne peut écouter qu’avec un lecteur qui ne sert à rien d’autre qu’à lire des vinyles. Si on l’oppose à un ordinateur, qui sert à mille autres tâches qu’écouter de la musique, et qu’on peut télécharger de la musique sans avoir besoin de se déplacer nulle part, c’est mille fois plus pratique. Qu’est-ce qui fait qu’un adolescent - qui n’a pas potentiellement chez lui de platine vinyle - peut être intéressé par le fait d’écouter un vinyle ? (et pourtant, il en existe !)
Par exemple, on observe que, plus la mère a un niveau de diplôme supérieur au bac, plus cette envie existe. La moitié des répondants dans ce cas avait déjà acheté ou avait envie d’acheter un vinyle. Et la description du support, pour ces adolescents, devient la magie du rapport esthétique : le support facilite le plaisir esthétique, parce qu’il amène à un rituel, celui de sortir le disque de sa pochette, d’apprécier des craquements, etc. On a l’impression qu’on se met dans une situation d’écouter qui nous extrait de la vie ordinaire... Toutes ces raisons permettent de faire advenir le plaisir esthétique.
Dans le dispositif du concert, on essaie aussi de maximiser des rituels : on entre dans la salle en évacuant le rapport à la vie ordinaire et on fait tout pour être happé par la musique en elle-même, quitte même à oublier son propre corps. Le corps est silencieux, immobile et l’expérience se fait à l’intérieur. Évidemment, pour quelqu’un qui juge la musique avec son corps, c’est un non-évènement !
J’ai également demandé aux jeunes quelles étaient les situations dans lesquelles ils avaient connu les meilleurs moments musicaux de leur vie. Je leur proposais des situations, et parmi elles : « j’écoute sans rien faire d’autre ». Or, là-encore, on observe une très belle marche d’escalier qui descend avec le niveau de diplôme de la mère du répondant. Cela permet également de montrer que de nombreux répondants, dont la mère a plus que le bac, ont répondu aussi : « en faisant une autre activité ».
Je répète que le rapport formel et esthétique est rare pour la plupart des gens, y compris chez les filles issues de milieux socialement supérieurs qui sont en réussite scolaire. Si vous vous posez la question : « qu’est-ce que je fais en tant que professeur de musique ? », vous vous rendez compte que vous êtes toujours du côté bleu de mes schémas, c’est-à-dire de ce qu’on essaye de transmettre comme rapports à la musique qui seraient des manières de découvrir, de catégoriser, d’évaluer et de s’étonner. Ces rapports-là ont un rapport au temps spécifique qui va aller chercher dans le passé - y compris un passé potentiellement très lointain - des références esthétiques qu’on va mémoriser, capitaliser, ranger dans des catégories esthétiques propres, pour organiser des découvertes futures, qui vont être à nouveau rangées dans des catégories…
Je vous cite un extrait de Et pourtant ils lisent [Christian Baudelot Marie Cartier et Christine Detrez, Paris, Seuil, 1999] qui concerne la distinction entre les lectures ordinaires des élèves et les lectures que le lycée essaie de transmettre : « les lectures-plaisir relèvent bien de la consommation. Elles s’épuisent dans le tandem où elles s’accomplissent et visent à satisfaire des intérêts qui nous sont extérieurs. Cette lecture de consommation n’est ni passive, ni bête, elle diffère simplement d’une lecture productive. Celle-ci diffère de la contemplation critique ou de la contemplation savante, qui est toujours tournée vers l’avenir et qui vise à fabriquer ses propres marques d’existence et de valeur que sont la mémorisation et la verbalisation, ce qui revient à avoir les mots pour dire les choses. Au contraire, l’usage du livre à des fins de divertissement est, par définition, voué à l’évanescence. Le nom de l’auteur ou même le titre échappent au lecteur ; ce qui compte est ce qui se passe au moment-même de la lecture. Du point de vue des critères du lecteur cultivé, ces lectures anonymes sont inexistantes. Elles constituent pourtant un fondement essentiel de la population de lecture à cet âge ».