Eprouver la laïcité

Anne-Claire Scébalt - Rémi Massé

Si « la laïcité n’est pas une injonction » comme le formulait l’ancien ministre de l’éducation nationale, V. Peillon, elle reste trop souvent un simple enseignement fondé sur l’histoire de cette valeur de la République. Les élèves étudient l’histoire de la laïcité, le cadre juridique puis, parfois, débattent du principe, prenant en compte la complexité de cette notion. 

La laïcité s’exprime ici comme un savoir, une notion, qu’il suffirait d’apprendre et connaître. Pourtant, si l’on veut qu’elle soit partagée de tous et vécue comme une nécessité, comme une évidence, la connaissance ne suffit pas. Indissociable de la fraternité, la laïcité appelle l’empathie, la re-connaissance de l’altérité, de la différence. Elle s’éprouve notamment dans l’expérience de la diversité et de la relativité des expressions et des émotions musicales. 

Certes, l’entrée par des musiques de rites funéraires est peut-être discutable pour un travail avec des collégiens. Ce choix permet d’aborder les questions de relativité et de diversité puisque c’est l’un des seuls événements ritualisés que nous partageons avec l’ensemble de l’humanité (il n’existe pas de cérémonie de mariage, de naissance et autres dans toutes religions) mais c’est aussi un choix déstabilisant qui va amener les élèves à faire appel à l’émotion profonde et qui suscitera le dialogue. Évidemment, chacun pourra transposer les propositions sur d’autres supports, d’autres musiques, d’autres moments rituels qui leur semblent plus propices. 

La question de la laïcité est complexe. Peu d’entre nous osent s’y aventurer car les réactions épidermiques et les débats parfois houleux qu’elle suscite peuvent nous mettre dans l’inconfort. Pourtant, il nous appartient d’accompagner les élèves dans leur réflexion et leur perception du monde. Prenant en compte les difficultés qui pourraient survenir, il semble important de, pour une fois, se détacher d’une production imposée, d’un travail à rendre. Peut-être les enjeux dépassent-ils ici le cadre strictement scolaire et la réussite de la séquence serait simplement d’offrir la possibilité de nouer un dialogue, un échange bienveillant.

 

Extraits proposés

Extrait n°1   Dies Irae 

Cette séquence bien connue de la messe catholique n’est pas un hommage à la personne décédée mais bien une évocation de l’Apocalypse. La violence des mots contraste avec une musique calme, recueillie, contenue et atemporelle. Loin de l’expression de sentiments tels que le désespoir, la colère ou la douleur, l’extrait nous rappelle que la mort pour les chrétiens n’est qu’un passage vers un monde meilleur. 

Extrait n°2  Angklung Gamelan

Le gamelan, instrument d’Indonésie est un clavier collectif. Bien que composé de plusieurs instruments à percussion (métal, bois, peau), il est indivisible car il est pensé et construit comme une entité : chacune des percussions est réalisée par le même facteur avec les mêmes matériaux. Ainsi, chaque gamelan possède son propre accord. De même, les parties musicales sont absolument indissociables ; d’ailleurs chaque musicien est capable de jouer toutes les parties.

Selon Catherine Basset, la musique du gamelan « révèle

un monde neutre, précis, homogène, dépersonnalisé et égalitaire » 1.

L’égalité : il n’y a ni solo, ni thème qui dominerait le groupe, on refuse le culte de l’individu, du soliste… Tout comme il n’y a pas de hiérarchie dans les parties. Tous et chacun contribuent à part égale à la construction d’une musique commune où chacun a une place identique. Le résultat final est parfaitement homogène, il nous est très difficile à l’écoute d’isoler une partie ou un instrument. Chaque musicien est chargé d’une partie très courte qui, seule, n’a pas de sens. Le gamelan est la somme de toutes ces tâches sonores minimales et n’existe que dans la réalisation collective.

La philosophie bouddhiste prône la maîtrise de soi. C’est d’ailleurs un code qui régit la société balinaise. Cette maîtrise de soi implique de contenir, d’annihiler ses émotions. C’est certainement ce que l’on peut percevoir dans cette musique funéraire qui se déroule de manière neutre et sans emphase. 

 

Extrait n°3  Missa di Requiem, G. VERDI

La Missa di Requiem n’a pas été composée pour être jouée à des funérailles mais Verdi a souhaité rendre hommage au poète romantique italien Alessandro Manzoni  avec 

qui il partageait un engagement sans limite pour l’unité et l’indépendance italienne (Risorgimento). Ainsi, dans sa genèse, ce requiem n’était pas destiné à la messe. Le style s’éloigne complètement de la liturgie tant ce requiem s’apparente au genre de l’opéra.

Extrait n°4   Clarinettes waitakala

Cet extrait provient du répertoire des Wayanas du Litani. Cette population amérindienne vit dans la forêt amazonienne, en particulier en Guyane. Les Wayanas, actuellement citoyens français, ont conservé leurs rites et traditions. Le marake, par exemple, rite wayana du passage de l’adolescence au monde adulte est inscrit au patrimoine immatériel de la France. 

Les clarinettes waitakala accompagnent une cérémonie funéraire. Les musiciens initiés venus de lieux différents se rejoignent pour cette occasion. Ces clarinettes en bambous verts sont éphémères, et rappellent ainsi le cycle de la vie : elles formalisent un lien sonore direct avec les Dieux vivants au dessus de la canopée. Cet extrait est certainement le plus éloigné de notre culture occidentale. Au niveau du timbre tout d’abord, ce que l’on nomme clarinette est en fait un instrument assez rudimentaire composé d’un tube de bambou et d’une anche en bambou. L’instrument ne comporte pas de trous ce qui limite les changements de hauteur. Dans l’extrait entendu, on perçoit deux instruments : un joue sur deux notes distantes d’une quarte avec parfois une sorte de « glissé » sur la note du haut, un deuxième instrument joue une sorte de bourdon en répétant la même note par intermittence. Le morceau se construit autour de la technique responsoriale par un dialogue entre les deux instruments.

Extrait n°5    El Male Rah’amim

Il s’agit d’une prière ashkénaze pour les morts. La première partie est une prière individuelle pour la personne dont on célèbre la mémoire. La seconde partie est collective et commémore l’assassinat de millions de Juifs lors de la Shoah. Shalom Katz a été déporté en 1941. Alors qu’il va être fusillé, comme 1600 autres personnes, il demande l’autorisation à l’officier de chanter cette prière pendant que chaque prisonnier creuse sa tombe. Le commandant nazi, tellement impressionné le sépare des autres pour qu’il chante pour les autres officiers. Le lendemain, il s’échappe, ou peut-être le laisse-t-on s’échapper…

Extrait n°6 Mort de Messaoud (B.O. film Indigènes)

Dans l’islam, les pratiques funéraires sont fidèlement respectées, le corps est lavé, enveloppé d’un linceul, la prière est dite, le défunt est inhumé à même la terre, le visage tourné vers la Mecque. La « prière de la mort » est brève et récitée sans génuflexion ni prosternation : les fidèles restent debout. Elle comprend plusieurs éléments : l’intention et quatre « tekbir » (glorification d’Allâh qui consiste à prononcer à voix haute la formule « Allâh Akbar »). Après le premier « tekbir », on récite la « fatiha » (première sourate du Coran). L’humilité, la simplicité et un certain dépouillement président à ce moment succinct et austère, ce qui explique qu’il n’existe pas vraiment de musique qui accompagne ce rituel sacré. 

Il est peut-être surprenant de trouver ici un extrait de musique de film mais la musique d’Amar, bien que profane, fait preuve d’authenticité tout en répondant aux exigences de la musique de film. C’est d’ailleurs également le projet du film que de raconter une histoire vraie, authentique, proche du documentaire. La musique commence au moment où Messaoud voit arriver les ennemis et comprend qu’il va mourir. La musique nous révèle ce qui va se passer avant même que l’action n’ait lieu et cette anticipation ajoute une forte charge émotionnelle à la scène. Le chant vocalisé en arabe repris par Khaled, sonne très authentiquement à nos oreilles. Il est accompagné par les notes tenues aux cordes - geste habituel dans la musique de film. 

Les propositions

Aborder les questions de laïcité de la part de l’enseignant - plus encore que d’autres sujets - qu’il prenne en compte le contexte, les particularités de son établissement, la culture d’origine de ses élèves. Ainsi, même si les ateliers proposés ci-dessous peuvent constituer une séquence, chacun pourra les adapter, les modifier, utiliser tout ou partie des idées abordées. 

 

1.   Introspection


La première proposition cherche à développer chez l’élève la connaissance de SES émotions. S’il est évident qu’il est indispensable de se connaître soi-même pour rencontrer et accepter l’autre, l’école dans l’éducation qu’elle offre doit pouvoir accompagner l’élève dans la compréhension de ses émotions. La reconnaissance de l’autre et de ses différences passe nécessairement par une approche émotionnelle et raisonnée de la diversité des cultures. 

L’élève écoute les cinq extraits en notant les émotions qu’il ressent pour chacun. Cet exercice qui semble simple peut s’avérer difficile car l’immaturité affective empêche parfois de distinguer ses propres émotions. Il est certainement utile de donner à chaque élève la fleur des émotions (réf. : Wikipédia), afin que qu’il puisse plus facilement formuler ce qu’il ressent. L’élève plie la feuille de manière à ne plus voir ce qu’il a écrit. 

Juste avant de réécouter les cinq extraits, l’élève entend l’histoire de chaque rituel, du contexte, des différents éléments. Lors de la réécoute, sur la feuille pliée, il note à nouveau ses émotions. 

In fine, chacun compare individuellement sa première et sa deuxième écoute. Il mesure que l’émotion peut varier et que le contexte et la connaissance des cultures peuvent modifier sa perception et ses émotions. 

2.   Dialogue en îlots

Une entrée d'activité, qui serait pertinente tant dans la forme que sur le fond, serait de mener des micro-débats entre élèves, organisés sous la forme d'îlots avec des rôles en responsabilité. Puisque la laïcité peut se comprendre comme une garantie organisationnelle d'expression des libertés de croyance, sans la prépondérance d'aucune d'entre elles face aux lois républicaines, nous créons des rôles incarnant des expressions possibles (des orateurs) et un rôle de contenance de ces expressions (un gardien de la laïcité). 

       

Une sélection des contextes, mythes ou légendes associés à ces rites, vient se rajouter en tant que conte court choisi par un élève pour chaque groupe (le passeur d’histoires). Puisque l'expression artistique dans un rite participe d'une forme de sublimation nécessaire à l'acceptation de l'événement symbolisé et sa fonction de passage, alors la création d'une fleur des émotions dont chaque pétale renvoie à une expression émotionnelle va aider à orienter le débat et permettre l'émergence de points de vue différents. Enfin une démarche empathique dans les îlots viendra s'incarner par l'obligation de trouver un argument justifiant le pétale choisi par l'autre rôle.

La constitution des groupes est fondamentale dans ce travail. Les groupes d’affinité, même s’ils garantissent un dialogue plus apaisé, ne sont pas une réponse qui favorisera l’échange et la discussion. On imagine aisément que l’inverse (des groupes d’élèves qui ne s’entendent pas) pourrait mettre le cours en danger. On peut imaginer que le travail d’introspection conduit précédemment soit anonymé, avec des numéros par exemple. À l’issue de la première écoute, toutes les fiches sont étalées sur une table. Le gardien de la laïcité de chaque groupe vient choisir deux orateurs. À la lecture des fiches, il évalue quels élèves gagneraient à se rencontrer en veillant à ce que les orateurs aient ressenti des émotions différentes, voire contradictoires.

 

DÉROULEMENT

1 ) les passeurs d'histoire viennent lire leur mythe.

2 ) ils vont le raconter à leur îlot.

      
      

→ il serait pertinent aussi d'évaluer ou de permettre une certaine interprétation ou appropriation du mythe, suivant l'axe de travail de l'enseignant.

3 ) les gardiens de la laïcité permettent l'écoute du morceau qui y est associé par une demande à l'enseignant ou encore l'utilisation de matériel mobile. Cette étape peut être aménagée en fonction du matériel disponible.

4 ) les orateurs vont choisir le pétale qui représente leur émotion à l'écoute de ce morceau.

5 ) les orateurs choisissent deux arguments qui justifient le choix du pétale de l'autre orateur.

6 ) une fois le travail fait, les îlots peuvent se permuter, les rôles peuvent changer.

→ on peut prévoir des chronomètres pour limiter la durée de ce travail entre 5 et 10 minutes.

Fleur des émotions : chaque pétale est une carte plastifiée posée sur une table et à disposition des élèves.

Mythes associés aux rites : histoires courtes disponibles sous forme de fiches plastifiées (disponibles sur le site).

→ il va de soi qu'une utilisation du numérique comme support de dialogue par un site/ blog ou l'utilisation des réseaux sociaux, peut permettre d'étendre la démarche générale en dehors de la classe en proposant ce travail d'une classe à l'autre, voire d'un établissement à un autre.

 

3.   BD initiatique

Afin d'appréhender le mythe dans sa construction et sa nécessité d'existence ou simplement l'utilité de sa fonction, une pédagogie de projet peut venir se greffer et permettre un temps d'intégration.

Il s'agirait alors d'entrer dans un point de vue plus musical que citoyen en gardant cette démarche de découverte et de questionnement.

Le questionnement antique repris par Boèce (Quis, Quid, etc.) que nous connaissons sous la forme des « Combien, Quand, Qui, Comment, Où, Quoi, Pourquoi » peut servir d'entrée d'analyse et de création de cases d'une B.D. où l'élève pourrait trouver une réponse en choisissant une image et en la commentant.

Cette nouvelle histoire prendrait place dans un lieu induit par les images choisies. Ce travail peut être mené conjointement avec le professeur d'arts plastiques mais aussi, avec davantage d’immédiateté, à l'aide d’outils numériques (BD numérique, diaporama, livre numérique, etc.). L'adjonction de réalités augmentées ou connectées peut permettre aussi l'émergence d'un projet plus complet (auras, QR codes, etc), de nature collaborative via les réseaux sociaux (documents partagés), reprenant le principe des îlots. La BD représenterait in fine un espace incarnant un rite, espace conceptuel ou symbolique à l'image des lieux de culte ou encore  des espaces communs d’expression des rites et des musiques qui les accompagnent.

Il serait intéressant dans cette activité créative et si le professeur le juge pertinent, d'orienter la BD sous l'angle de la sublimation en gardant l'un des deux pétales choisis par l'îlot (ou pourquoi pas les deux) et de permettre une création groupée, si la création individuelle n'est pas choisie.

Que l'organisation soit en autonomie ou plus dirigée, la bande dessinée peut ressembler au modèle présenté page suivante.

 

4.   Création

Les élèves retrouvent leur groupe de l’étape 2 et, partant des pétales qui ont généré la BD, ils créent sur audacity un bref morceau dans lequel ils exploitent au moins deux des extraits proposés. Leur proposition utilisant la superposition, l’alternance, la juxtaposition de mondes culturels éloignés, d’autres apports musicaux (ou sonores) doivent faire ressentir l’émotion du ou des pétales choisis. 

Cette proposition de création ne saurait être qualifiée de métissage. Les deux cultures se côtoient sans qu’il n’y ait véritablement de rencontre. En revanche, ce travail permet de mettre en lien émotion et création. Comment provoquer musicalement la joie, la tristesse… 

Même dans un moment universel, la mort et les rites qui l’entourent, les expressions musicales sont diverses, variées et surtout relatives. Les sentiments exprimés (ou non) dans les différents extraits, le ressenti de l’auditeur, varient en fonction de chaque civilisation, de chaque culture. Comment recevons-nous les musiques des autres ? Peut-on les écouter et les apprécier sans connaître le contexte ? 

 

Tutoriel audacity : cliquer ici

La portée de cette proposition de séquence ne consiste évidemment pas en la recherche d’un consensus et d’une réalisation parfaite. Il s’agit, pour employer un terme récurrent en cette période, de diriger la bienveillance en tout premier lieu vers soi, nous semble-t-il, en la conjuguant avec une nouvelle exigence qui comprend mais dépasse un cadre de transmission. 

Pour étayer cette possibilité de construction de cours, il s’agira surtout de nourrir un début de réflexion chez les élèves, sans souffrir qu’ils naviguent dans un consensus d’idées et en cherchant à faire naître, d’après des éléments de cours accordés à leur propre expérience, quelques questionnements ou même quelques désaccords. Ce critère nous semble résumer la réussite de cette séquence à lui seul.

Il ne s’agira pas non plus de se diriger vers un débat qui ne comprend pas de cadre musical. Les ressources fournies, disponibles sur le site, délimiteront clairement un espace de pensée par leur rappel constant, en tant que contraintes positives. Nous ne pensons pas ainsi cette séquence en rupture avec les pratiques traditionnelles mais davantage en continuité : par exemple, la pratique vocale, peu mise en valeur en apparence, prend toute sa place, avec évidence même, par sa possibilité d’existence dans le débat en tant que rappel des exemples musicaux ainsi que dans la création par l’enregistrement possible des élèves. Dès lors, toutes les compétences que notre fonction a exigées par le passé deviennent non plus une fin en soi, mais offrent les conditions de l’émergence par des moyens artistiques d’une prise de position nouvelle et enrichie de l’élève.

« La Laïcité doit [...] se comprendre comme l'édification d'un monde commun aux hommes sur la base de leur égalité et de leur liberté de conscience, assurée par la mise à distance de tous les groupes de pression. [...]  elle ne peut se réduire à une « neutralité d'accueil », mais appelle une culture du jugement rationnel, gage d'autonomie personnelle. »*

* Henri Peña-Ruiz in Dieu et Marianne : Philosophie de la laïcité, éd. PUF, 2005, p. 232